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La curiosité
lundi 26 août 2013
Si on lui dit "curiosité", il se met en marche et nous fabrique, des mots, des mots...
++++Des phrases ?
++++On l’écoute ?
++++Mais qu’est-ce qu’il a dit, déjà ?
– Cette semaine, la curiosité. Nous savons tous que c’est un vilain défaut. Et pourtant, pour moi, c’est sans doute l’une des qualités primordiales de l’humain et, bien évidemment, du journaliste. Mais « curieux », c’est aussi synonyme de « bizarre ». Je vous ai dit « bizarre », Michel N’oublions pas non plus le bonheur des enfants qui ont découvert il y a quelques jours leurs cadeaux de Noël. Alors, Michel, d’où vient que nous sommes curieux ?
– Je vous vois curieux, cher Michel, comme un bon journaliste. Et avez-vous, comme moi, la curiosité, aujourd’hui, de visiter au moins le sens du mot « curiosité » ?
– C’est pour cela que je vous interroge.
– À partir du mot, on verra la chose et, enfin, nous démonterons le moteur de la curiosité. D’abord, le mot : cura, en latin - qui a été conservé par nos amis italiens -, veut dire le « soin », le « souci », la « charge » même de quelque chose que l’on aime ou sur laquelle on porte attention. La famille du mot est riche et nombreuse. Médicalement, on dit la « cure », qui est le même mot que « curiosité » : le médecin a la curiosité de votre corps, s’en soucie et s’en charge. De manière hygiénique, on dit « récurer », c’est-à-dire apporter la propreté là où règne la saleté. Juridiquement, on dit la « curatelle » ou le « procurateur » pour celui qui a le souci ou la charge de quelqu’un. En religion, le « curé » - c’est encore le même mot -, c’est celui qui a le souci, la charge et le soin des âmes.
– Celui qui soigne les âmes...
– Et aujourd’hui, le mot le plus répandu, presque trop répandu, est celui de « sécurité ». C’est encore le même mot. Notre société, de fait si tranquille, se croit en danger. Petite parenthèse, vous savez sans doute que plus la société se croit dans l’insécurité, plus le chiffre d’affaires des assureurs, des fabricants de cadenas, de systèmes de protection, et autres entreprises qui misent sur la peur, comme les médias, prospère...
– Il y aurait une alliance objective entre les terroristes et les entreprises qui vivent de la sécurité ?
– N’est-ce pas une curiosité de dire clairement à qui profitent la peur et la sécurité ? Elles sont « vendeuses ». Voilà pour le mot, dont vous avez pu apprécier la richesse, c’est le cas de le dire. Maintenant, la chose. Je dois vous avouer que je suis
aussi épouvantablement curieux que vous...
– ... infiniment...
– ... et que j’ai passé ma vie à soigner cette maladie intense...
– Elle se soigne ?
– ... car, comme vous l’avez dit, « curiosité » veut dire « bizarre » ; elle qualifie les choses étranges. Or, j’ai la passion de ces choses-là. Alors, pour soigner ma curiosité, j’ai établi une liste. En avez-vous une, Michel ?
– Certainement...
– Moi, j’ai trois listes. Je suis malade de voir le monde et j’ai établi une liste de choses à voir, que je barre à mesure que je les vois. Je veux voir une baleine souffler, la banquise vêler un iceberg, un volcan pendant une éruption..,
– . l’Everest.
– J’ai vu l’Everest aussi. Voilà ma première liste : les bizarreries ou les curiosités du monde, parce que le monde est beau et que j’aime le monde, et que j’en suis curieux. La deuxième liste concerne les hommes, parce que j’aime les hommes et que je suis curieux d’eux. Je voudrais donc voir où habitent les Esquimaux, comment dansent les Indiens, comment les Peuls surveillent leurs troupeaux...
– ...les Aborigènes...
– ... comment les Aborigènes d’Australie dansent pour dessiner, par leurs gestes, la carte de leur pays et leur parcours dans l’Outback.
– Vous auriez aimé connaître les hommes de Neandertal ?
– Je voulais rencontrer aussi des riches, des pauvres, des ambassadeurs, des misérables, des savants, des ignorants... Bref, toutes les classes et les castes sociales. C’est la curiosité humaine. Le monde, la liste du monde, la liste des hommes. Pour finir, je suis malade de curiosité envers le savoir. Je voudrais savoir l’histoire de la Chine, les mythes égyptiens, la biochimie, comment fonctionnent les galaxies, l’astrophysique, le big bang, l’ADN, la pliure des molécules... C’est passionnant ! Je suis bourré de curiosité pour la connaissance.
– Jusqu’ici, la curiosité est bien plus une belle qualité qu’un vilain défaut.
– J’ai passé ma vie à tenter de soigner cette maladie sans y parvenir : à mesure que je barre des choses sur mes trois listes, d’autres les remplacent ! Et il y a encore des milliers de choses que je voudrais voir. Je crois que je mourrai sans avoir complètement satisfait cette passion qui me brûle. Le problème, c’est de savoir d’où elle vient.
– D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui fait qu’on est curieux ?
– Quel est le moteur de la curiosité ? Puisque cura veut dire le « souci », le « soin », ce vers du XVIe siècle : « Beauté, mon doux souci », me vient soudain à l’esprit. Il fait écho à la curiosité concernant la beauté, concernant l’amour. Je suis infiniment
curieux de rencontres humaines et d’amour.
– Cette curiosité vient-elle du cœur, du cerveau, des tripes... ?
– Comme je ne sais pas répondre à la question, je peux au moins vous raconter une histoire. Brûlante, ma curiosité me fait rougir. Je suis rouge de curiosité parce que je suis rouge de désir de voir le monde, de voir les hommes, de voir le savoir...
– ...et bientôt de confusion l
– Bref, je suis le Chaperon rouge. Rouge de désir, rouge de voir et rencontrer. Mais avant tout et essentiellement rouge de curiosité. Le Chaperon rouge part dans la forêt Qui sait si elle ne part pas pour explorer la forêt ? Elle la traverse au risque du loup. Elle rencontre le loup, mais le quitte, l’évite. Le loup apprend où va le Chaperon rouge et se précipite chez la grand-mère, vous vous en souvenez ?
– Absolument : chez mère-grand...
– Le panier du Chaperon pèse : le pot de beurre... Elle arrive plus tard chez la grand-mère. Le loup a pris la place de la grand-mère dans le lit et dit au Chaperon rouge : « Viens dans mon lit. » Nous y sommes. Nous sommes dans le lit de la
grand-mère, avec le loup. Or, dans le parler populaire, voir le loup, pour une fille...
– ... c’est avoir vu les garçons...
– Voilà. Elle se précipite dans le lit du loup, et que lui dit-elle ? « Vous avez de grandes dents, vous avez de grandes oreilles, vous avez de grandes mains », etc. Elle lui pose des questions sur tous ses organes, sauf un, sur tous les organes symétriques, sauf sur celui qui est asymétrique ! J’ai l’impression que si elle nommait cet organe non dit, nous découvririons soudain d’où vient le rouge, ce rouge de désir et de curiosité.
– Voici donc votre explication de la curiosité...
– Oui.
– Mais consolez-moi : vous voulez parler d’amour... ?
– Je ne parle que d’amour. La philosophie, son nom l’indique, ne parle que d’amour.
– Si je comprends bien, vous êtes freudien ?
– Il me semble que Charles Perrault a écrit avant Freud.